Vous souvenez-vous de Le mage noir ? Ce polar avait été un vrai coup de coeur (moi qui n’en lis pas beaucoup) et j’avais hâte de découvrir la suite, car oui la fin nous poussait forcément vers une suite dans un nouveau pays.

Aujourd’hui nous sommes le 3 avril 2020 et il est 18h00, l’heure du vernissage de Les ravines de sang, mais sa sortie est décalée et du coup nous devons patienter pour lire la suite. Quelle patience nous devons avoir pour retrouver nos personnages préférés.

Afin de vous faire patienter, Olivia Gerig annonçait ces derniers jours qu’elle partagerait un extrait sur les réseaux sociaux et elle a accepté que je vous le fasse également découvrir ici. Merci Olivia !

Alors, êtes-vous chanceux ?


Pour commencer, je vous propose de découvrir le prologue :

Des éclairs zébraient le ciel et le tonnerre résonnait sur les parois des montagnes environnantes, dans un grondement apocalyptique. La pluie n’allait pas tarder à s’abattre en trombes sur les villages. En quelques minutes seulement, le rendez-vous des gros nuages noirs avait rendu l’air de la campagne lourd et étouffant. Un orage d’été aussi surprenant que violent. Alors que les cieux se déchaînaient, à l’abri d’une grange d’un autre temps, une ombre s’adressait à deux silhouettes immobiles, couchées sur des lits de fortune confectionnés avec de la paille et quelques poignées de foin, sur un sol en bois inégal. Les lueurs d’un éclair traversèrent la meurtrière et éclairèrent le personnage qui se tenait debout les bras écartés.

– Vos derniers instants vous les avez passés, ici, au milieu de la saleté et de la simplicité que vous chérissez tant. Je vous laisse et vous honore là où vous avez toujours vécu, là où vous m’avez fait endurer le pire. J’attends le meilleur, j’attends cette merveilleuse vie promise. D’un côté, je vous haïssais, d’un autre, je vous vénérais. Vous m’aviez accueilli, moi, dont personne ne voulait. Le renégat. L’étranger. Vous reposerez en paix pour l’éternité. Vos regards dirigés vers les poutres en bois poussiéreuses et le système de levage à poulie, où toi, tu m’attachais parfois et me fouettais, lorsque je n’avais pas assez bien travaillé ou que j’avais volé une miche de pain. Et toi, tu percevais mes hurlements, mais tu ne faisais rien, baissant la tête et t’affairant derrière les fourneaux ou dans la chambre avec l’un des saisonniers. Tu me voyais revenir avec des bleus et des blessures, tes grands yeux ouverts, ta bouche fermée. Jamais tu ne m’aurais consolé. Je n’étais que l’autre bouche à nourrir. L’esclave. Le témoin qui ne devait pas parler.

Aujourd’hui, ce n’est plus moi le bon rien. Vous avez beau crier, personne ne vous entendra, comme moi, lorsque je vous appelais à l’aide en vain. Vous resterez seuls avec votre souffrance. Il est trop tard pour me demander pardon, il est trop tard pour me supplier. Vous auriez dû y penser avant, bien avant. Aujourd’hui, je m’en vais et je compte accomplir ma vengeance.

La silhouette se retourna avec beaucoup de panache, s’éloigna en lançant un dernier rire sardonique en direction des spectateurs imaginaires de cette tragédie.


Et le tant attendu extrait :

Océan

Que disons-nous lorsque nous disons : mer ? Disons-nous le monstre immense capable de dévorer toute chose, ou cette vague qui mousse à nos pieds ? L’eau qui peut tenir dans le creux de la main ou les abysses que nul ne peut voir ? Disons-nous tout en un seul mot ou masquons-nous tout sous un seul mot ? Je suis là, à quelques pas de la mer, et je n’arrive pas à comprendre où elle est, elle. La mer. La mer. Alessandro Baricco, Océan mer

Août, plage de L’Etang-Salé, île de la Réunion

Depuis la plage volcanique de l’Etang salé, des étoiles s’élevaient comme des millions de miroirs cassés irradiant tout le spectre des couleurs de la lumière. Le sable gris noir reflétait les rayons de l’astre et la marée basse laissait apparaître des mousses d’écume. Les rivages de l’océan Indien étaient souvent déserts à l’aube. Cette plage en particulier. N’étant pas protégés par la barrière de corail, les rouleaux se déchaînaient et entraînaient les nageurs imprudents ou inexpérimentés vers le large. Quelques surfeurs intrépides s’élançaient à l’assaut de la houle, cherchant l’onde parfaite, faisant fi des mises en garde. Outre la nature imprévisible de l’océan, les amateurs d’activités nautiques devaient, même aux endroits les plus touristiques, se méfier d’une menace sous-marine, une terreur des mers, dont les attaques s’étaient intensifiées au cours des années 2000. Auparavant inoffensifs, les mâchoires acérées des requins-tigres et surtout celles des requins-bouledogues faisaient trembler les amateurs de loisirs aquatiques. Des accidents mortels s’étaient produits sur les plages fréquentées par les touristes, comme à St-Gilles-les-bains et St-Leu. Des faits étranges que les biologistes et les spécialistes marins peinaient à expliquer depuis 2011 et essayaient de contenir le danger avec le concours des autorités locales. Les surfeurs connaissaient les règles de base. Ne pas s’aventurer dans les eaux à la tombée de la nuit, éviter la proximité des ravines et des ruisseaux se jetant dans l’océan, surtout les lendemains de cyclones ou de fortes pluies. Les squales nageaient et chassaient avec prédilection dans les eaux troubles. Sur la côte ouest déchirée de l’île Bourbon, le Souffleur hurlait des gerbes de colère vers les nuages depuis les profondeurs. Fouettée par les vagues et le vent, la roche noire et brûlée racontait son histoire. Le geyser s’égosillait, crachait sa salive salée pour témoigner. Il avait senti naître et grandir ce mal des entrailles de la terre.

Près des traces d’écumes blanches laissées par la marée basse d’où émergeaient les sables noirs gisait une forme humaine d’aspect monstrueux. Entièrement nu, le corps ressemblait à une baleine échouée. Gonflée, certainement sous l’effet de son séjour prolongé dans l’eau salée, une masse blanchâtre couverte de plaies béantes. Un bras avait été arraché au niveau de l’épaule, et l’on pouvait reconnaître les os sur lesquels s’étaient accrochés des coquillages opportunistes. Il n’y avait même plus de sang, l’océan avait tout englouti

* * *

Autel de la Ravine Saint Expédit, chemin Saint Expédit, entre l’Entre-deux et le Tampon, quelques mois auparavant

Après une journée radieuse et particulièrement chaude, la nuit avait enveloppé l’île d’une fraîcheur bienvenue. À cette époque de l’année, l’obscurité s’étendait tôt, vers 18 h 00. Les Réunionnais vivaient depuis toujours au rythme de l’astre solaire, surtout les anciens. Ainsi, ils se levaient à l’aube et se couchaient une fois le soleil disparu dans l’océan. Pendant la nuit, un silence relatif régnait. Les grillons chantaient sur les pelouses. Les margouillats1, confortablement installés sur les murs dans les cases, se manifestaient par de petits bruits qui côtoyaient les hululements des oiseaux nocturnes ainsi que les cris effrayants des pétrels2 de Bourbon qui ressemblaient aux hurlements d’un bébé possédé. Dans un trou, proches des habitants endormis, une babouk3 énorme attendait sa proie, les crocs en avant, les pattes prêtes à bondir. Dans les fourrés, les tangs4 farfouillaient dans les herbes et les feuillages pour dénicher des insectes à dévorer. À l’abri des regards, un rat s’élançait dans une course furtive sur une ligne électrique entre deux maisons. Cette nuit-là, il n’y avait pas de bruit de tamstams ou d’incantations à la lune, elle n’était pas pleine. L’ambiance était pourtant propice au mystère. Dans le cœur des villages s’élevaient les odeurs des spirales censées éloigner les moustiques. Les cases étaient tranquilles. L’éclairage public faible permettait d’observer les étoiles dans une parfaite obscurité.

Une frêle silhouette voûtée avançait avec hésitation sur le chemin goudronné menant au pont surplombant la Ravine Saint Expédit. Elle portait dans ses mains crispées des petits sacs au contenu indiscernable. Ils semblaient pourtant être particulièrement lourds, car à mesure de ses enjambées, son dos se courbait et elle ralentissait, comme essoufflée. Cette minuscule carcasse appartenait à une femme d’un certain âge. Elle portait une robe qui lui descendait jusqu’aux chevilles, d’une autre époque. Un tissu traditionnel à carreaux de couleurs bigarrées.

Un bandeau noué sur la tête peinait à cacher ses cheveux épars aussi blancs que la neige. Elle se dirigeait vers le sanctuaire. Une petite maisonnée peinte en rouge vif avec un renfoncement, situé juste avant la passerelle qui enjambait la ravine. Sur son sommet, une croix en fer se détachait dans l’obscurité. À l’intérieur de ces chapelles miniatures, d’innombrables fleurs et bougies, des récipients contenant du riz, des boissons, sur le sol, des fruits. Au fond de l’autel, une statue insolite semblait s’être perdue. La représentation n’était ni celle de la Vierge Marie, ni celle de Jésus-Christ, ni celle d’un Saint de l’Église catholique reconnu pour ses dons de protection. Comme aurait été façonné Saint Christophe, le protecteur des voyageurs et des automobilistes, sous ses aspects classiques. Ici, l’on venait rendre hommage à un légionnaire romain qui tenait dans sa main droite une croix ornée du mot latin « hodie » (aujourd’hui) et dans sa main gauche, une palme5 évoquant son statut de martyr. Il s’agissait de Saint Expédit6. Un Saint dont l’existence était remise en cause en raison de l’absence de reliques, mais vénéré sur l’île de la Réunion depuis son introduction dans les années 1930 dans l’église de la Délivrance à Saint-Denis. Le culte qui lui était voué se constituait d’un syncrétisme mêlant le catholicisme, aux croyances provenant de Madagascar et à l’hindouisme. Magie, sorcellerie et rituels l’accompagnaient, ce qui n’était pas vu d’un bon œil par la religion catholique. Des oratoires, de couleur rouge sang (teinte symbolisant pour les Malbars7 le sang, la vie et la mort), similaires à celui-ci se trouvaient par centaines à la Réunion, en bordure de route, surplombant les falaises ou dans des grottes. Saint à la puissance redoutable, il était considéré comme bénéfique. Invoqué et prié par les déshérités, il était souvent l’ultime recours censé résoudre dans les plus brefs délais de nombreux problèmes. Les Réunionnais venaient lui demander de l’assistance et de l’aide pour accomplir leurs souhaits : réussite dans les études, amours heureux… En retour, ils l’honoraient, lui apportaient cadeaux et offrandes. Ils craignaient le courroux du Saint, s’ils ne le remerciaient pas suffisamment. Leurs vœux exaucés, ils gratifiaient les autels d’ex-voto.

Lorsque la petite dame s’approcha avec ses offrandes, les flammes vacillantes des bougies éclairèrent son visage ridé. La lumière qui se reflétait dans ses yeux révélait une vive mélancolie teintée de peur. De la culpabilité. Tremblotante, elle déposa du riz, alluma une bougie rouge, s’agenouilla, découpa une mangue, puis pria, longuement. Exténuée, elle se releva péniblement et reprit le chemin de sa case. Impossible de deviner le pourquoi de son invocation. Cependant, elle devait revêtir une importance capitale car personne de son entourage n’aurait pu croire que la mamie, âgée de quatre-vingt-seize ans, grabataire, se levait certaines nuits et parcourait plusieurs kilomètres à pied pour prier Saint Expédit.

Atterrissage

Le Boeing 777 d’Air France débutait sa descente après un vol de plus de dix heures. Le jour se levait sur la Réunion et faisait apparaître à travers les hublots, les reliefs verdoyants de l’île. Le piton de la fournaise semblait dormir, dissimulé dans la brume, couvant sa lave incandescente qui, à tout moment, pouvait se réveiller et vomir cendres, pierres et feu. En face, le piton des neiges portait bien son nom avec son sommet où l’on apercevait des névés récents. L’été européen correspondait à l’hiver de ce côté-ci du globe.

Les passagers de la classe économique étaient serrés comme des sardines. Alors que l’atterrissage à l’aéroport Roland Garros à Saint-Denis de la Réunion était imminent, Jules Simon dormait encore. La tête inclinée, inconfortablement assis et installé, il avait avalé un Lexomyl juste après le repas servi à bord. Le médicament avait rapidement fait effet. Angoissé au décollage, Jules avait ensuite sombré dans un sommeil profond.

L’homme d’une trentaine d’années n’aimait pas particulièrement prendre l’avion. Il en avait même une certaine appréhension. L’occasion de faire de longs vols ne s’était d’ailleurs pas souvent présentée. Son travail de lieutenant de la police judiciaire dans le Commissariat du XIVe arrondissement de Paris ne lui offrait pas souvent la possibilité de quitter l’Hexagone. Son voisin de gauche, à qui il avait évité de parler pendant les onze heures que duraient le vol, était réveillé et contemplait avec émerveillement le paysage à travers le hublot. Pour Jules, les trajets long-courriers s’étaient résumés à un déplacement professionnel à Quantico en Virginie aux États-Unis et des vacances en Thaïlande avec Chloé, son ex-compagne. Cette dernière l’avait brutalement jeté une année et demie auparavant. Sinon, il n’avait quitté jamais l’Europe. Certes, le Réunion était un département français, mais il s’agissait tout de même d’une destination bien exotique dans un autre hémisphère. Avant de s’endormir, il avait songé à son départ précipité de Paris et à son exil forcé en raison de son appartenance à la Confrérie du Savoir universel8. Enfin à sa trahison de cette Confrérie… « Quelle erreur ! Quel imbécile ! se disait-il, de m’être laissé entraîner dans une telle escroquerie. » Jules avait dû s’enfuir par crainte de représailles. Si des membres de la secte le retrouvaient, il était fichu. Désormais conscient de l’étendue de l’organisation et de son influence dans l’administration française et des forces de l’ordre, il n’avait guère eu le choix. Aidé par les policiers de la cellule d’assistance et d’intervention en matière de dérives sectaires (CAIMADES) au sein de l’office central pour la répression de la violence aux personnes (OCRVP), il était devenu Yves Dumont, ingénieur en informatique. Jules avait tout laissé derrière lui. Sa carte de police et son arme de service.

C’est la femme sympathique d’une cinquantaine d’années, assise à sa droite, qui l’avait réveillé alors que l’avion allait toucher la piste. Son voisin côté hublot, grand et maigre, à la mine patibulaire et renfrognée, ne lui avait pas adressé la parole. Tant mieux. Avant le plateau-repas, le passager n’avait cessé de noircir frénétiquement son carnet tout en protégeant son manuscrit avec sa main gauche. Il entourait le bloc-notes, comme le fond les enfants à l’école lorsqu’ils ne souhaitent pas que leur voisin les copie. Cette attitude suspecte avait fait sourire Jules et simultanément taire l’appréhension qu’il avait ressentie lorsque l’homme avait pris place à côté de lui. Après avoir détourné le regard, il s’était installé pour pouvoir dormir, son comprimé allait bientôt agir. Tout en sombrant dans le sommeil, il songeait à ce Mage noir et à ses amis qui le traquaient. Sans s’en rendre compte, il chantonnait une berceuse un peu étrange : « There was a guy, An underwater guy who controlled the sea, This monkey’s gone to Heaven, This monkey’s gone to Heaven, if man is five, if man is five, if man is five, Then the devil is six, then the devil is six, The devil is six, the devil is six and if the devil is six, Then God is seven, then God is seven, the God is seven… », un morceau des Pixies.

Il espérait bien que ce type sombre n’était pas allé au ciel, mais brûlait bien en enfer. D’ailleurs, il ne parvenait plus à croire ni à l’existence de Dieu ni à celle du diable, donc ni vraiment au paradis ni à l’enfer. En revanche, le mal, lui était bien présent. L’enfer était sur terre et si le mal était le diable, il existait une ouverture… Sur ces étranges pensées, le jeune flic s’assoupit.


1 Margouillat : nom donné à une espèce endémique de gecko sur les îles de l’océan Indien et notamment à la Réunion.
2 Pétrel de Bourbon ou Pétrel de la Réunion ou Pétrel noir : oiseau marin endémique de la Réunion.
3 Babouk : grande araignée endémique de l’île de la Réunion se logeant dans les habitations et ne tissant pas de toiles.
4 Tang ou tangue : hérisson de l’île de la Réunion. Mammifère insectivore provenant de Madagascar.
5 La palme est l’un des symboles et dans les représentations, comme l’est également la couronne d’épines, d’un martyr. Un martyr, dans la conception chrétienne, mais aussi par la suite dans l’Islam et l’hindouisme par exemple, est celui ou celle qui endure de la souffrance en témoignant de sa foi.
6 Saint Expédit était un commandant romain d’Arménie conver- ti au christianisme et décapité pour cette raison par l’empereur Dioclétien en l’an 303 de l’ère chrétienne, à Mélitène. Selon la légende, Satan s’en serait pris à lui sous la forme d’un corbeau pour l’empêcher de se convertir en hurlant en latin : « Cras ! Cras ! Cras ! » (« Demain ! Demain ! Demain ! »), Expédit aurait alors répondu : « Hodie, Hodie, Hodie ! » (aujourd’hui) et aurait tué le corbeau. Il aurait été ensuite décapité en raison de sa conversion.
7 Malbar : habitant de l’île de La Réunion originaire de Madagascar, d’Inde, du Sri-Lanka ou du Pakistan.
8 Voir Le Mage noir paru aux éditions L’Âge d’homme, 2018.


Avec ce prologue et cet extrait, je ne sais pas vous, mais moi j’ai hâte de découvrir la suite ! Je sens que nous passerons un bon moment avec l’écriture de Olivia.


Les ravines de sang, polar de Olivia Gerig, sera publié prochainement aux éditions L’Âge d’homme. Je mettrai la date en temps voulu.